26/01/23 – Valérie Morisson: “L’art irlandais à l’ère de l’anthropocène: paysages entre passé et futur”

Le 26 janvier dernier, l’Université de Lille a eu l’honneur de recevoir Valérie Morisson, enseignante chercheuse à l’université de Bourgogne, pour une présentation portant sur l’investissement de certains artistes dans le rapport entre l’Homme et la nature. En effet, son intérêt se porte particulièrement sur l’art contemporain, sa thèse traitait d’ailleurs des liens entre l’art irlandais contemporain et l’identité nationale. Ses travaux actuels se concentrent en majorité sur le post nationalisme irlandais, elle a ainsi publié de nombreux articles sur la culture visuelle irlandaise ou encore la bande dessinée, tout en conservant une focalisation sur le nationalisme ou le post nationalisme.

Au cours de sa présentation, Valérie Morisson a choisi de mettre en avant un corpus composé d’œuvres visuelles allant de la fin du XIXème siècle à des œuvres plus récentes, à travers lesquelles elle nous invite à réfléchir au statut de l’image dans les études irlandaises et bien plus largement, dans les études anglophones. Valérie Morisson s’est plus particulièrement concentrée sur le lien qui existe entre l’art et l’artiste vis-à-vis de l’histoire nationale et de la mémoire. En introduisant la notion d’ethno paysage, elle nous invite à regarder le paysage comme porteur de valeurs. L’intervenante s’interroge alors : dans quelles mesures ces œuvres sont-elles façonnées par des idéologies particulières ? Pour rappel, l’ethno paysage est un concept proposé pour la première fois par Arjun Appaduraï en 1996 et permet de désigner un paysage associé à une identité ethnique ou nationale, formé d’un agglomérat de points de vue. Les ethno paysages sont donc des mondes imaginés, construits culturellement et qui dépendent d’un contexte particulier. Dans ce contexte, Valérie Morisson nous propose dans un premier temps un questionnement autour de la représentation de la tourbière en Irlande comme d’un ethno paysage. Afin d’alimenter cette réflexion, nous nous sommes plongés dans les années 1930, pendant lesquelles Paul Henry, un peintre irlandais, représentait l’ouest et les valeurs indépendantistes du pays à travers un style post-impressionniste. Il exprimait, à travers son art, son amour pour le nationalisme et la ruralité qui caractérise l’ouest irlandais. A cette époque, les îles de l’ouest représentent le symbole et l’idéal d’un mode de vie traditionnel irlandais et des valeurs nationalistes qui inspirent l’artiste ainsi que beaucoup d’écrivains et d’ethnographes d’Europe. Ces paysages incarnent un imaginaire national et illustrent l’éthique du “care”: une éthique qui vise à représenter les idéologies du soin, du partage et du bien-être personnel et collectif à travers la nature. La tourbe, alors très répandue dans cette région, devient un motif pictural fort et génère une véritable imagerie reprise plus tard par Maurice McGonagle ou encore Charles Lamb. On parle alors des “Turf Stacks”, des tas de tourbes semblables à des montagnes, très nombreuses à l’ouest. Cet intérêt se prolonge avec Gerard Dillon qui dépeint une Irlande rurale et authentique qui, à l’époque, a en réalité complètement disparu et est devenue synonyme de misère.

Plus tard, à travers les travaux de Barrie Cooke et bien d’autres, les tourbières acquièrent l’image de lieux de mémoire, symboles du passé nationaliste et s’encrent un peu plus comme un élément central de la culture vernaculaire irlandaise. L’époque nationaliste fait état d’une forte cinégraphie composée d’images de la culture populaire comme, par exemple, des cartes postales. Valérie Morisson met alors en avant certaines cartes provenant de la collection faite par l’américaine Maggie Land Blanck. Ces objets, qu’elle qualifie “entre culture populaire et culture élitaire”, étaient destinés à un public irlandais ou étranger et se caractérisent comme un ethno paysage construit à la fois par des autochtones et par des étrangers. Le style particulièrement “nostalgique” du photographe anglais John Wilfrid Hinde va d’ailleurs beaucoup influencer la photographie pour cartes postales. Certaines de ses œuvres prises entre 1956 et 1970 feront l’objet d’une exposition en 1993 visant à recréer et critiquer l’illusion d’un monde authentique destiné aux touristes et l’exotisation d’une Irlande qui n’existe plus depuis longtemps.

Dans cette même idée, Valérie Morisson s’intéresse à l’utilisation des tourbières dans deux autres œuvres. Joseph Beuys est un militant écologiste, influencé par le chamanisme et la culture celte, il s’intéresse de près à la situation politique irlandaise de l’époque. En effet, si la culture irlandaise contemporaine ne l’intéresse que peu, il associe la culture celte à un rapport respectueux au non humain et crée en 1974 Irish Energy, une sculpture qui fait l’éloge de la tourbe. En 1975, Brian O’Doherty propose à son tour une œuvre intitulée Rick dans une galerie de Dublin. Il s’agit d’une structure faite uniquement de morceaux de tourbe, dont l’artiste impose l’odeur aux spectateurs présents dans l’espace élitaire de la galerie. Une manière pour lui de manifester son opposition à la culture hégémonique et coloniale en utilisant la tourbe comme symbole de la ruralité irlandaise.

D’autres projets artistiques vont au contraire introduire des praxis contemporaines qui dépaysagent les tourbières et positionnent les artistes d’une toute nouvelle manière. Le paysage devient un espace qui engendre et résulte de négociations, on passe de l’intérêt pour le paysage vers le “place-making”, qui mobilise tous les aspects du paysage. Ces projets incluent des temps d’observation pendant lesquels l’artiste échange avec les habitants et les productions qui en résultent peuvent prendre des formes multiples comme des dessins ou encore des films. Le travail en amont est tout aussi important que la production et fait partie intégrante du projet artistique. Ces artistes travaillent cependant en parfaite connaissance des tensions inhérentes aux espaces dans lesquels ils évoluent, et adoptent des démarches militantes qui leur permettent de prendre part aux réflexions de la population locale envers leur environnement. C’est pourquoi, entre 2012 et 2013, Deirdre O’Mahony prend part au débat autour de l’exploitation des tourbières dans le cadre du projet T.U.R.F. (Transitional Understanding of Rural Futures) visant à encourager la réflexion autour des problématiques soulevées par les paysages ruraux contemporains. En effet, plusieurs directives européennes poussent l’Irlande à conserver les tourbières originelles menacées par les procédés de drainage et dont certaines ont été transformées en plantation. Cependant, ces stratégies de conservation ont conduit au mécontentement de certains habitants, puisque si l’exploitation de la tourbe contribue à l’effet de serre, beaucoup d’habitants continuent d’exploiter la tourbe et désirent perpétuer cette tradition. Face à l’exploitation à grande échelle de certaines entreprises, les habitants s’indignent, la tourbe devient un objet de discorde entre la population locale, les entreprises et les militants écologistes. Dans un autre projet intitulé Mind Meitheal, l’artiste crée un espace d’échange entre différents groupes dans lequel chacun est libre de s’exprimer et de partager ses connaissances, ses pratiques et ses traditions en relation avec la nature.

Dans un contexte similaire, Rosalind Lowry est elle aussi intervenue en tant qu’artiste résidente entre 2019 et 2021 dans un paysage de tourbière dans le but d’intervenir pour la préservation du courlis, une espèce d’oiseaux menacée en Irlande. Son intégration dans cet environnement a bien sûr fait partie de la première étape d’échange et a nécessité du temps, puisqu’une grande partie des habitants travaillent alors pour des entreprises d’extraction. A travers son art, elle sensibilise à la beauté et à la fragilité de la tourbière où elle installe d’ailleurs des bulles de plastiques signalant et protégeant des espèces végétales menacées. A la fois similaire à des cocons et au globe terrestre, elle évoque ainsi le lien fort entre les problématiques locales et les problématiques mondiales de protection d’espèces en danger.

En effet, de plus en plus d’artistes choisissent d’aborder le végétal à travers la notion de “care”, une attention portée à la nature. Aoife Desmond utilise la vidéo pour mettre en avant les liens invisibles qui nous lient à la nature. Vivant dans une zone rurale, plusieurs de ces œuvres mettent en scène le jardin, un lieu charnier entre le monde sauvage et le monde domestique. C’est par exemple le cas dans son film de 3 minutes intitulé Interior Exterior réalisé en 2017. Elle y met en scène un jardin volontairement sauvage, à travers lequel elle suggère l’importance de se défaire de cette déconstruction du paysage. Ayant également hérité du jardin de sa mère, on peut admirer son travail dans Something Momentous Germinating dans laquelle elle met en scène la bouture d’un figuier sauvé lors de cette transmission du patrimoine végétale, qui incarne la possibilité d’une régénération et d’un renouveau.

La dernière partie de la présentation de Valérie Morisson est consacrée à des artistes qui envisagent le paysage comme une source de matière première. Par exemple, Kari Cahill souligne le lien qui nous unit au paysage par le biais de couleurs directement tirées de l’environnement et notamment de plantes. Grâce aux différentes couleurs obtenues, l’artiste encre le lieu dans la toile, chaque lieu est alors visible dans chaque œuvre. Le prélèvement des matières relève du poétique, c’est une collaboration de l’artiste avec le milieu naturel. Avec cette même intention de collaboration, Brianna Marshall Crowe réalise ses peintures à l’aide de larges bandes de tissus qu’elle laisse s’imprégner de l’humidité du paysage. Elle dépose des algues sur les toiles, et grâce à un procédé d’impression, “l’anthotype”, des formes apparaissent. Ces utilisations de la nature illustrent la volonté des artistes de perdre toute autorité sur leurs œuvres afin de laisser la nature reprendre le contrôle.

Finalement, Valérie Morisson nous pousse à nous demander: face à la revitalisation de la création artistique en milieu rural en Irlande, le futur se trouve-t-il dans la ruralité ? Malgré tout, l’ensemble de ces travaux nous pousse à tourner notre attention vers l’ouest, et à considérer les différences entre chaque région irlandaise. L’artiste se métamorphose, il devient un éducateur, un facilitateur et tous travaillent ensemble en réseau à l’échelle nationale et internationale pour raviver un lien fort entre l’Homme et son environnement.

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