09/02/23 – Laurent Colantonio : “L’homme-nation : Daniel O’Connell et le laboratoire politique irlandais, 1775-1847”

A l’occasion du séminaire organisé le 9 février 2023 intitulé « Aborder autrement la vie d’un « grand homme » : Daniel O’Connell (1775-1847) et le laboratoire politique irlandais » , l’Université de Lille a eu l’honneur de recevoir Laurent Colantonio de l’Université du Québec de Montréal. Dans le cadre. Dans son ouvrage “L’homme-nation – Daniel O’Connell et le laboratoire politique irlandais, 1775-1847” qui sera publié le 20 mars 2023, Laurent Colantonio examine comment Daniel O’Connell a mobilisé un peuple tout entier, devenant un véritable héros populaire surnommé “le libérateur”. Ce séminaire s’interrogeait sur les traces laissées par cet homme dans l’histoire et ce qu’il peut nous apporter à notre compréhension du passé, mais aussi du présent. Nous nous sommes également interrogés concernant les limites d’un récit historique uniquement centré sur le parcours de ce personnage.

Laurent Colantonio a débuté son intervention en démontrant que Daniel O’Connell ne revêt pas une figure de héros ou de modèle seulement pour les Irlandais, mais qu’il est bien une source d’inspiration à l’international. Par exemple, le capitaine Némo dans Le Nautilus issu de Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne admirait O’Connell. De plus, l’ancien président américain Barack Obama le compte aussi parmi ses modèles. Une des raisons qui explique cette admiration est “qu’il sait incarner un peuple” (Balzac). Figure d’un héros populaire et de l’agitation en l’Irlande, la vie de Daniel O’Connell fut écrite tant de fois qu’il en est devenu une vedette historique comme Napoléon peut l’être en France. Des dizaines de livres ainsi qu’un roman graphique ont déjà été publiés le concernant. Le réalisateur américain Steven Spielberg avait même mentionné son intention de tourner un film se concentrant sur cette figure en 2013, mais le film n’a jamais vu le jour.

Dans le cadre de la préparation de son étude, deux questions se sont posées pour Laurent Colantonio: Pourquoi entreprendre d’écrire une nouvelle biographie s’il en existe déjà une multitude? Et comment faire du neuf avec des propos déjà énoncés et des évènements déjà racontés ? Au cours de sa présentation, M. Colantonio a répondu à ces questions en mettant en avant les points importants de son objet d’étude.

Tout d’abord, il a présenté le contexte historique et politico-social en mettant en avant le rôle de Daniel O’Connell dans l’émergence du nationalisme catholique de masse des années 1820.
Il faut pour cela, revenir en 1801 avec la signature de l’acte de l’union qui marque l’association politique de l’Irlande avec le Royaume-Uni avec la dissolution du parlement irlandais. Les députés siégèrent désormais à la Chambre des Communes à Londres. Cependant, bien que les lois anti -catholiques furent abrogées au début du 19ème siècle, les catholiques ne pouvaient toujours pas siéger à la Chambre des Communes. En effet, il était nécessaire pour entrer au parlement de rejeter les dogmes catholiques (tels que la vénération des saints), et ne pouvant le faire, les catholiques restaient donc tenus à l’écart du parlement. De nombreuses campagnes d’émancipation des catholiques sont apparues dans les années 1810 et dominaient la scène publique dans les années 1820, avec pour objectifs principaux l’émancipation des catholiques et l’abrogation de l’acte d’union de 1801. Cette dernière volonté s’apparentait à une revendication de souveraineté nationale avec la demande d’une reconstitution d’un parlement à Dublin. Ces campagnes incarnées par la figure de Daniel O’Connell ne firent cependant pas trembler Londres en raison de leur dynamique sociale trop faible.

C’est ainsi que la mobilisation de masse vu le jour : O’Connell utilisa sa réputation d’homme et son engagement pour inciter les irlandais à montrer leur détermination grâce à l’ouverture de l’Association Catholique à toutes les classes sociales. Les plus riches comme les plus modestes pouvaient à présent devenir membre avec une cotisation de seulement 1 penny par mois.

Ainsi, entre 1826 et 1829, des centaines de rassemblements et de meetings géants furent organisés. Pacifistes et rejetant toute forme de violence, ces rassemblements prenaient leur puissance dans le nombre de personnes mobilisées et par la détermination de la population. Cela permit la Roman Catholic Relief Act en 1829 qui promulgua l’émancipation des catholiques. Bien que ceux-ci n’avaient toujours pas le droit de vote, ils avaient désormais la possibilité de siéger au parlement pour se faire entendre.
Cet événement marqua un tournant important puisque les irlandais sont parvenus à faire changer d’avis le Royaume- Uni, sans jamais utiliser la violence. Comme Laurent Colantonio le soulignait, cet événement fut un triomphe de la population tout comme un triomphe personnel pour O’Connell qui passa de “grand agitateur” au ”libérateur de l’Irlande.” Jusque dans les années 1840, O’Connell resta le pivot de ces rassemblements : ses discours représentaient le point culminant de ces manifestations qui symbolisaient la reconquête de l’espace politique par les Irlandais. Le Monster meeting de 1843 a d’ailleurs rassemblé 1,5 million d’Irlandais à travers 30 meetings géants.

Dans les années 1830, O’Connell est à la tête d’une trentaine de députés à la Chambre des Communes et y incarne la justice impartiale pour les catholiques. N’étant ni séparatiste ni républicain, il ne demanda pas la rupture avec Londres mais plutôt la révision des conditions d’association. Cependant, ce qui fonctionna dans les années 1820-1830 ne fonctionnait plus dans les années 1840, puisqu’il fut emprisonné pour conspiration contre la couronne en 1844. Il meurt en 1847 alors que l’Irlande est frappée par la Grand Famine sans n’avoir pu reconstituer le parlement à Dublin.

Laurent Colantonio expliqua ensuite pourquoi il désirait se lancer dans une nouvelle biographie. Il constata qu’à partir des années 1820 et au cours des deux décennies suivantes, la situation en Irlande attire l’attention de populations vivant au-delà des îles britanniques. Ce rayonnement international est la raison qui a donné au chercheur l’envie de réexaminer cette période, ces événements. Ainsi il s’intéressa à dynamique collective internationale qui a vu le jour à cette époque, ainsi qu’aux raisons qui ont encouragée la population – principalement pauvre – à rejoindre ce mouvement. D’après lui, les motivations sont probablement sociales : l’ampleur d’un sentiment d’injustice, la diffusion de nouvelles idées, le rôle qu’a joué l’Église catholique, mais aussi la spécificité du cadre britannique. Ces objectifs sont ceux qui ont le plus mobilisé les Irlandais et résonnent le plus à l’international.

Enfin, cette nouvelle biographie s’inscrit aux côtés d’une multitude de biographies écrites qui ont à la fois représenté son corpus de sources et qui lui ont aussi permis de faire du tri parmi toutes les narrations données et de questionner certaines hypothèses.

Ensuite, Laurent Colantonio rappela les dangers et les menaces qui existent lors de l’écriture d’une biographie telle que la personnification exagérée ou le récit via des anecdotes. Puis, il a présenté les livres qu’il a utilisés pour sa recherche et pour la rédaction de son ouvrage. Il a ainsi mentionné Catholic Emancipation de Fergus O’Ferrall, The Life of Daniel O’Connell de Oliver Macdonagh, ainsi que le journal intime rédigé par O’Connell, lorsque ce dernier avait une vingtaine d’années, qui retrace sa progression intellectuelle.

Pour répondre à la deuxième question posée au début du séminaire “comment faire du neuf avec des propos déjà énoncés et des évènements déjà racontés ?”, Laurent Colantonio se justifia par la manière d’aborder cette séquence historique. En effet, dans son ouvrage, il s’intéresse autant au mouvement collectif qu’au leader. De plus, il propose une réflexion sur l’émancipation politique qu’il définit par “une quête de droit”, “un espoir de s’affranchir de la tutelle britannique” ainsi que par “le désir de liberté des acteurs qui s’affirment et agissent pour et par eux-même.” L’auteur s’intéresse donc ici à la figure de O’Connell comme héros mais aussi comme fil conducteur de l’histoire afin de comprendre ce mouvement de masse créé entre un homme et un peuple.

De plus, la dimension psychologique est traitée dans son ouvrage puisque Laurent Colantonio s’intéresse à l’avènement de ce leader qui est parvenu à redonner confiance au peuple Irlandais de par son pouvoir charismatique. David O’Connell répétait constamment que ses compatriotes étaient dignes de considération. De ce fait, O’Connell est une figure paradoxale et subversive, à la fois de l’élite et du peuple, un agitateur selon les Britanniques et un héros gaélique pour les Irlandais. De plus, il évolue dans un camp politique radical en faveur d’un catholicisme libéral, tout en étant radical social désirant faire changer l’ordre politique mais mettant en danger une population par la protestation.

M. Colantonio s’intéresse aussi dans son ouvrage à la dimension géographique de ces rassemblements avec l’importance des espaces, notamment les espaces publics. Cette agitation pacifique a rendu les invisibles visibles et leur a permis de se faire entendre dans la sphère politique sans avoir le droit de vote. La sphère publique est donc devenue un espace de liberté et de réunion pour revendiquer.

Enfin, Laurent Colantonio questionna la figure de O’Connell dans les débats politiques contemporains, notamment vis-à-vis du populisme : Si O’Connell était vu comme un héros et une figure populaire, ne serait-il pas un précurseur du populisme actuel ? Ses traits charismatiques rappelleraient en effet les traits des leaders populistes du XXème et du XXIème siècle qui réussissaient à mobiliser des populations canalisées par la parole d’une seule personne, d’un leader, prêt à tout pour trouver son chemin. Cependant, Laurent Colantonio a démontré que l’Irlande de O’Connell diffère du nationalisme du XXème siècle puisque le mouvement ne comptait pas de bras armés ni de moyen de coercition sur la population et était porté par une autre perception qui fut celle d’un élan émancipateur. Cependant, ces deux mouvements se ressemblent par leur engagement collectif et leur conscience que le changement est possible par l’action de chacun, capables ensemble de bousculer des édifices et des institutions qui paraissaient pourtant inébranlables.

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